Le blog de Malizor

Malizor, AKA Nicolas Delvaux

Publications en juin 2012 :

10 juin 2012

À l’occasion de la confirmation de la sortie « prochaine » d’une version GNU/Linux de la célèbre plateforme de distribution de jeux vidéo Steam, je me suis retrouvé face à une de mes contradictions.
En tant que libriste, comment puis-je me réjouir de l’arrivée de programmes privateurs sur nos distributions préférées ?

Après réflexion, je me suis rendu compte que le problème était plus compliqué qu’il n’y parait.

À la frontière du logiciel et de l’œuvre d’art

Certains lecteurs trouveront peut-être ce titre exagéré. Et pourtant…
Les jeux vidéo ne sont définitivement pas des programmes informatiques comme les autres.

Plutôt que d’essayer d’écrire un énorme pavé pour convaincre les indécis, je préfère vous renvoyer sur cet article sur le blog de Laurent Checola et, plus particulièrement, sur le débat très intéressant dans les commentaires.

Il en ressort grosso-modo ceci :
Si on considère que « certains films », « certains livres » ou « certaines musiques » sont des œuvres d’art, alors il en est logiquement de même pour « certains jeux vidéo ».
Or, comme l’appréciation d’une œuvre est toujours subjective, on peut considérer que le Jeu-vidéo, dans son ensemble, est un art. Au même titre que le Cinéma, la Musique, l’Architecture et autres.

Ce fait étant établi, on en arrive à un point intéressant.
Car si on peut raisonnablement exiger que tous les logiciels soient libres, il n’en est pas de même pour les œuvres d’art.

Richard Stallman lui-même fait cette distinction entre les « œuvres pratiques » (incluant donc les logiciels) et les « œuvre artistiques et de divertissement » (ce qui inclue également les jeux vidéos).
Toujours d’après Richard Stallman, il serait acceptable de ne permettre que la redistribution non commerciale de copies non modifiées de telles œuvres, au moins pendant un certain temps (il propose une durée de 10 ans avant le passage dans le domaine public).
Source (en anglais)

Comme vous le voyez, dans ce système, la classification des jeux vidéo est assez floue.

Mais ne suffirait-il pas de séparer la partie « logicielle » du jeu ?

En effet, pourquoi ne pas publier les briques logicielles (moteurs graphique/physique…) sous une licence libre et le reste (scénario, textures, musiques…) sous une licence plus restrictive ? C’est, par exemple, la politique de projets comme 0ad ou Lugaru.

À titre personnel, je trouve cette façon de faire intéressante et profitable, mais je ne pense pas qu’elle soit exigible pour autant.

En tant qu’œuvre, un jeu-vidéo a une intégrité propre. Modifier le comportement d’un de ses composants logiciels peut avoir des conséquences sur les émotions que ressentent les joueurs à l’arrivée. De par ce fait, il me parait légitime que les réalisateurs d’un jeu puissent vouloir garder la main sur ce processus, au moins pendant un certain temps.

Quelles concessions peut-on accepter de faire ?

À mon sens, la principale incompatibilité entre le « monde du libre » et l’industrie actuelle du jeu-vidéo est la politique concernant les DRM.

Ces « menottes numériques », en plus d’être inefficaces, sont parfois scandaleusement contraignantes pour le joueur. Il n’est malheureusement pas rare de voir des jeux qui exigent une connexion permanente à Internet, même pour jouer en solo1. Pire encore, certains jeux peuvent même devenir inutilisables après avoir changé un composant matériel de l’ordinateur.

Mais si l’industrie actuelle du jeu-vidéo est très loin d’être parfaite, il n’est pas non plus question de la condamner dans son ensemble.
Certains développeurs, dont la plupart des indépendants, ont renoncé aux DRM. C’est également le cas de certains « gros » studios comme CD-Projekt (studio derrière des jeux fameux comme The Witcher).

Alors, il suffit qu’un jeu n’ait pas de DRM pour qu’il soit éthiquement acceptable ?

Bien sûr, l’absence de DRM ne veut pas dire pour autant que la redistribution de copies (même dans un cadre non commercial) est autorisée. Et encore moins que le jeu sera libéré, même à long terme.

Néanmoins, si on ne souhaite pas se priver de certains types jeux non représentés parmi les jeux libres2, il est nécessaire de faire des compromis. Car, à moins d’une refonte drastique des modes de financement, il est très peu probable qu’un éditeur permette la libre distribution de ses jeux avant longtemps.

L’absence de DRM étant une chose à encourager, je pense que l’on peut la considérer comme étant une condition suffisante, du moins pour le moment.

Au-delà de ça, je conseillerai de faire du cas par cas.
Par exemple, Portal 2 impose l’utilisation de Steam, ce qui s’apparente plus ou moins à un DRM3. Mais, à côté de ça, Valve fourni un éditeur de niveau très poussé tout en proposant un service simple (et sans escroquerie) de publication des créations de la communauté. Ce qui peut donc s’apparenter au retour de la liberté de modification. À mon sens, un jeu comme Portal 2 peut donc également faire partie de la liste des jeux « éthiquement acceptables ».

Pour résumer :

De part leurs statuts d’œuvres, il n’est pas nécessaire d’exiger que tous les jeux soient libres dans le sens « logiciel libre » du terme.

Au jour d’aujourd’hui, je pense qu’il est raisonnable, même pour un libriste, de jouer à certains jeux « privateurs », sous réserve que ceux-ci n’abusent pas, entre autre, des DRM.
À plus long terme, il serait souhaitable de revoir les modes de financement et de développement afin de pouvoir, au moins, autoriser la redistribution non commerciale de copies identiques d’un jeu.

En bref, j’attends avec impatience l’arrivée de Steam sur GNU/Linux.


  1. À ma connaissance, l’exemple le plus récent est Diablo III. ↩

  2. Le fait est que l’écrasante majorité des jeux libres sont « orientés arcade ». Il semble en effet qu’il soit beaucoup plus difficile de réunir une communauté de bénévoles autour d’un jeu « scénarisé ». Si vous voulez, on peut parler du pourquoi du comment dans les commentaires. ;-) ↩

  3. Contrairement aux DRM habituels, Steam offre quelques contreparties aux joueurs. Que ce soit au niveau des fonctionnalités intégrées à la plateforme qu’au niveau des prix, souvent très bon marché par rapport à ce que l’on trouve en boutique. Libre à chacun de juger si les avantages surpassent les inconvéniants… ↩

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